INTRODUCTION
Depuis l’émergence de la COVID-19 en Europe, les caractéristiques sociales des malades interrogent. Le virus venant de Chine, les premiers cas ont été “importés” soit par des chinois voyageant hors du pays, soit par des voyageurs revenant chez eux depuis la Chine puis progressivement depuis les premiers autres pays infectés (Egypte, Iran, Italie…). Or, les touristes ou les professionnels voyageant hors d’Europe sont issus des classes les plus aisées (diplomates, commerciaux…).
En France, et à Paris notamment, un des premiers foyers a été l’Assemblée Nationale puis le conseil des ministres. La médiatisation de l’infection de certaines personnalités et têtes couronnées à travers le monde a pu faire penser que la COVID-19 était une “Maladie de riches”. On retrouve ces mêmes analyses dans les médias de nombreux pays (Russie, Ukraine, ou encore au Brésil, au Mexique ou en Uruguay).
Dans le même temps, de nombreux commentateurs ont clamé que le virus était aveugle aux différences socio-économiques. The Atlantic affirme par exemple, à propos de Boris Johnson, que son infection illustre le fait que la maladie est universelle, qu’elle touche tous les groupes de la société sans se soucier de la richesse ou de la taille. En effet, lorsque l’épidémie a commencé à se propager, toutes les catégories de la population ont été touchées, le virus ne discriminant pas directement ses hôtes selon leur classe sociale ou leur niveau de revenu.
En revanche, les conséquences ne sont pas équivalentes pour tout le monde. L’état de santé (les co-morbidités) au moment de l’infection, ou l’âge, fragilisent ainsi les personnes infectées et aggravent souvent les symptômes. Suivant la qualité de vie de la personne infectée, ses activités professionnelles ou son mode de transport habituel, les mesures telles que les fameux “gestes barrières” peuvent être plus ou moins aisées à appliquer. On peut rajouter à cela les différences d’accès aux soins et à l’information, qui varient nettement selon le niveau social des personnes et leur socialisation (comme a pu le montrer la propagation importante du virus parmi les étrangers vivant en Suède et n’ayant pas accès aux informations diffusées en suédois dans les médias du pays).
Dans ce post, nous présentons un modèle qui illustre la diffusion sociale et spatiale du virus parmi les individus de trois classes sociales avec des caractéristiques distinctes, et entre des villes différentes. Le mode de transmission du virus est le même pour toutes les classes sociales : il suffit d’un contact rapproché entre deux personnes (avec une probabilité non-nulle de transmission, comme dans les questions précédentes). En revanche, les situations de mise en contact des individus (et donc leur potentielle contamination) dépendent de plusieurs éléments qui eux sont directement liés à leurs classes sociales. La réalité sociale est complexe et les classes sociales se définissent selon des lignes floues et multiples, en fonction de variables importantes telles que le niveau d’éducation et le revenu. Nous retiendrons ici deux éléments qui nous semblent jouer un rôle plus particulier dans la dynamique épidémique actuelle :
En général, la position sociale des individus recoupe ces deux dimensions de sorte qu’en majorité (notamment dans les villes) : les plus favorisés ont une envergure géographique importante (ils se déplacent plus loin et plus souvent, pour le travail comme en vacances, etc.), peuvent plus souvent exercer leur activité en télétravail (comme le suggèrent ces premiers chiffres concernant les villes américaines par niveau de richesse), disposent plus fréquemment d’un logement principal individuel et plus fréquemment d’une résidence secondaire. Evidemment, il existe des chirurgiens vivant dans des immeubles collectifs et travaillant en présentiel proche de chez eux, et des employés de bureau pouvant travailler de chez eux dans un petit pavillon. Mais ici nous simplifions et définissons les personnes “privilégiées” (représentés par des triangles) comme celles qui peuvent travailler à distance, depuis un logement principal individuel (un pavillon par exemple). Ces caractéristiques les favorisent notamment puisque leur isolation professionnelle et résidentielle les protège du virus. Ils ont donc à la fois un statut de favorisés socialement mais aussi intuitivement face à la propagation du virus puisqu’ils peuvent réduire sans trop de contrainte logistique leur nombre de contacts. Au contraire, ceux que nous appelons les “défavorisés” (représentés par des cercles) sont ici ceux qui ne peuvent pas télétravailler (comme les aides-soignant.e.s, caissier.ère.s, agents de police, de propreté, etc.) et qui vivent en habitat collectif. Leur activité professionnelle et leur habitat favorisent la propagation du virus puisqu’ils peuvent transmettre ou recevoir le virus lorsqu’ils travaillent à l’extérieur, mais également lorsqu’ils reviennent chez eux. On suppose en effet que le partage d’un ascenseur, d’un digicode, d’un local à poubelles, ou l’interaction avec des voisin(e)s rend possible la transmission du virus. Dans notre modélisation certains individus ont un statut intermédiaire (“classe moyenne”) et sont représentés par des carrés. Ils partagent une seule caractéristique avec chacune des 2 classes précédentes. Par exemple ils vivent en habitat collectif mais peuvent télétravailler, ou bien ils habitent en maison individuelle mais ne peuvent pas travailler à distance. Ils occupent donc une position intermédiaire entre favorisés et défavorisés.
DESCRIPTION DU MODELE
Dans la simulation, 1 personne en emploi (choisie au hasard) sur 2 doit continuer à travailler sur place tandis que l’autre moitié des personnes peuvent télétravailler. Si l’on additionne le poids des secteurs de la santé (7.1% des emplois), du social (7.4%), du commerce (12.9%) de l’administration (9.1%), des transports (5.5%) et de la finance (4.6%), on aboutit, pour la France, à peu près à ce chiffre de 50% des emplois en présentiel. De la même manière, 1 personne (choisie au hasard) sur 2 réside en habitat individuel tandis que l’autre moitié réside en habitat collectif (ce chiffre varie fortement en France selon les contextes régionaux et urbains). En croisant ces deux proportions, on aboutit alors à une société simulée dans laquelle environ 1 personne sur 4 est “privilégiée”, 1 personne sur 4 est “défavorisée” et 2 personnes sur 4 sont considérées comme “classe moyenne”.
La mobilité de tous les individus s’opère à deux échelles : les mobilités qui se font principalement dans la ville de résidence (échelle urbaine), et une mobilité entre villes (échelle interurbaine). En effet certains agents favorisés peuvent avoir un emploi dans une autre ville que celle de leur résidence.
Le modèle représente une région type, avec une grande ville et des villes plus petites liées entre elles par des infrastructures de transport permettant de se rendre d’une ville à l’autre. Comme dans la plupart des pays, plus la ville est grande, plus elle est densément peuplée (cf. illustration ci-dessous). Par exemple, il y a environ 4 personnes par case dans la plus grande ville et environ 1 personne par case dans la plus petite.
Chaque jour, une personne peut se rendre dans 3 lieux différents au maximum:
La contamination peut se faire dans chacun de ces lieux, sauf le domicile pour les personnes vivant en habitat individuel. Les personnes vivant en habitat collectif ont donc un risque supplémentaire de se faire contaminer chaque jour.
Au début d’une simulation, une personne au hasard est infectée par le virus. Le modèle représente ensuite la diffusion de l’épidémie dans la population.
Lorsque le seuil des 10 morts est passé, un confinement obligatoire est imposé : tous ceux qui peuvent télétravailler le font, tandis que les autres continuent à se rendre sur leur lieu de travail habituel.
L’EPIDEMIE EST-ELLE AVEUGLE AUX CLASSES SOCIALES?
Regardons l’évolution de l’infection dans chaque classe de population, en arrêtant la simulation régulièrement pour faire un point de la situation. Au bout de 35 jours (première série de graphiques), l’épidémie n’en est qu’au début : sur le graphique de gauche (“situation épidémique globale”) la courbe bleue-verte des infectés est bien en dessous de la courbe beige des gens qui sont sains, le nombre de malades n’est pas très élevé. Lorsque l’on regarde l’évolution de l’épidémie par “classe sociale”, on observe que les privilégiés sont proportionnellement plus atteints que les autres (la courbe violette du graphique de droite est au-dessus des autres sur les 10 derniers jours) dans cette simulation, même si cela varie un peu selon les simulations (car le hasard intervient aussi un peu). Par ailleurs, très peu de gens sont morts et le confinement n’est pas encore imposé. Enfin si on s’intéresse au lieu de contamination, environ un tiers des gens (toute classe confondue) attrapent le virus sur leur lieu de travail.
Jour 35
Continuons la simulation jusqu’au jour 70. Depuis le jour 35, le seuil des 10 morts a été franchi et le confinement a été imposé. On peut déjà observer ses premiers effets sur l’épidémie. Les classes privilégiées ne sont pas obligées de se déplacer pour aller travailler. Comme ils sont en habitation isolée, ils n’ont plus qu’une seule occasion de se faire contaminer : aller dans les lieux tiers tous les 4 jours en moyenne. Leur contamination diminue donc très rapidement (graphique de droite, courbe violette). Si le confinement diminue le nombre de personnes rencontrées pendant la journée pour toute la population, l’ampleur de la baisse n’est pas du tout la même effet pour toutes les classes sociales. Ceux qui ne peuvent pas télétravailler et qui partagent leur lieu de résidence (les “défavorisés”) ont encore plusieurs contacts par jour et sont de plus en plus atteints par le virus (la courbe verte continue de monter et dépasse le niveau des deux autres en proportion). Ils ne profitent donc pas autant du confinement que les autres.
Jour 70
Au jour 115 de cette simulation, l’épidémie est presque terminée. La proportion de personnes infectées dans la classe des “défavorisés” est deux fois plus importante que dans celle des “privilégiés”, tandis que les “classes moyennes” se situent entre les deux. Près de 9% de l’ensemble des individus classés comme “défavorisés” sont morts, contre moins de 5% pour les individus classés comme “privilégiés” et les “classes moyennes”. Ces chiffres peuvent varier selon les simulations mais la tendance est toujours la même après le confinement. Par ailleurs, parmi ceux qui ont été contaminés, moins d’1 individu favorisé sur 5 l’a été par son lieu de travail, alors que c’est plus d’1 individu défavorisé sur 2.
Jour 115
A VOUS DE JOUER!
Comme dans les questions précédentes, un simulateur vous permet d’explorer la simulation vous-même. Pour mettre en place la simulation, cliquez sur le bandeau bleu ci-dessous, puis lorsque l’interface du modèle s’affiche, sur “Initialiser”. Pour commencer la simulation, appuyez sur “Simuler”. Vous verrez les graphiques et la carte s’actualiser au fur et à mesure que le temps passe. La simulation s’arrête automatiquement lorsque l’épidémie est terminée. Cela peut prendre quelques minutes.
Si la fenêtre du simulateur est tronquée à l’affichage, il vous suffit d’effectuer un zoom arrière
Simuler l’impact de l’épidémie sur les différentes classes sociales
ET LES RESIDENCES SECONDAIRES DANS TOUT CA?
On a beaucoup entendu parler des résidences secondaires au moment du confinement : que ce soit autorisé en Russie, ou déconseillé en France, beaucoup de gens ont fui les villes pour s’isoler “au vert”. Paris et l’Ile-de-France par exemple auraient perdu 17% de leurs habitants d’après certaines estimations issues du suivi des téléphones portables. La presse a beaucoup communiqué sur les populations bourgeoises qui sont allées se réfugier dans leur résidence secondaire au bord de la mer, au mépris de toutes les règles sanitaires et au risque de contaminer les populations locales dans des régions dont le système de santé n’est pas forcément bien équipé hors-saison. Bien sûr, la réalité est plus complexe et ”l’exode des parisiens” est composé de quelques départs en maisons secondaires, principalement depuis le centre dense de la capitale, mais aussi du retour de certains étudiants chez leurs parents, ou de départs en province pour prendre soin de la famille…
Dans le modèle présenté dans cette question, nous proposons une version très simplifiée du phénomène : nous avons supposé que les plus défavorisés n’avaient pas de maison secondaire, contre 5% dans la classe moyenne et 10% des plus favorisés (en moyenne en France, c’est 10% des logements qui sont des résidences secondaires ; cela ne signifie pas que 10% de la population en possède une, car certains sont multi- ou co-propriétaires, etc. Nous gardons donc le chiffre de 10% pour les plus favorisés, moitié moins pour les “classes moyennes”, et 0 pour les moins favorisés). Ces maisons secondaires sont situées hors des villes et sont isolées. Une fois que les habitants y sont confinés ils ne sortent plus.
En activant le bouton “résidences-secondaires?” en bas à gauche du simulateur avant d’initialiser le modèle, vous pouvez observer par vous-même l’impact des résidences secondaires sur la propagation de l’épidémie..
La présence de maisons secondaires limite quelque peu le nombre de contagions et donc de décès, mais uniquement pour les plus favorisés. Elles ont donc ici un impact positif mais toujours en faveur des plus favorisés. Le confinement profite toujours à tout le monde en limitant les contacts de manière globale (cf. question 9), même si les individus classés comme défavorisés en bénéficient moins que les autres car ils sont plus souvent obligés de continuer à avoir des contacts dans le cadre de leur travail et dans leur habitat collectif.
Le virus est aveugle, mais la chance de l’éviter ne l’est pas. En ne regardant que deux éléments discriminants (l’habitat et l’accès au télétravail) on voit que ce sont systématiquement les moins privilégiés de nos sociétés qui en payent le prix fort. Alors on espère que les mesures sociales de redistribution seront à la hauteur…
C’est (presque!) aussi simple que ça.
NB. La question des inégalités sociales face au virus est vaste et toutes les dimensions n’ont pas été abordées ici. Les variations sociales liées à l’utilisation des transports en commun, les inégalités de confort dans le confinement, l’accès aux soins et à l’information jouent aussi un rôle très important dans les conséquences de l’épidémie actuelle sur la société. Ces questions feront l’objet de publications ultérieures. A suivre!
Rappel : les modèles développés sur ce site sont des modèles pédagogiques, bien plus simples que les modèles construits et mis en oeuvre par d’autres équipes scientifiques travaillant sur la COVID-19. Ils ne se substituent pas à ces modèles de référence et ne peuvent pas être utilisés à leur place pour mener des expertises, diagnostics ou pronostics. Notre objectif est de contribuer à la création, au sein de la population, d’une meilleure connaissance des moteurs de cette épidémie qui nous concerne toutes et tous.