Question 11 : La COVID-19, une maladie de l'anthropocène ?

La CoVID-19 est décrite comme une maladie de l'anthropocène, dont la propagation est liée à la façon dont les êtres humains habitent et utilisent la Terre. Est-il possible d'en savoir plus à ce sujet ?

Texte : Emmanuel E. / Simulation : Pas de simulation / Illustration : Odile P.
le 2 Avril 2020 · 12 minutes de lecture

Le concept d’anthropocène a été développé par les sciences de la Terre puis repris par les sciences humaines et sociales dans une perspective critique et plus politique. Il ne fait pas consensus au sein du débat scientifique. Cependant, l’idée générale est que la Terre est actuellement entrée dans une phase d’évolution irrémédiablement déterminée par les activités humaines qui y laissent leurs empreintes dans l’histoire géologique et climatique. La date de son entrée est cependant débattue par les chercheurs : depuis la révolution industrielle ? Depuis les premiers essais nucléaires ?

Dans la question posée, l’usage de la notion d’anthropocène semble interroger la manière dont les êtres humains aménagent et organisent leurs espaces habités et les conséquences de leurs activités sur Terre. Au regard des pandémies plus anciennes et de celle à COVID-19, plusieurs éléments doivent être posés, particulièrement en ce qui concerne les conditions de leurs apparitions et diffusions.

La dynamique générale de la mortalité des populations au niveau mondial n’est pas linéaire dans le temps et selon les lieux mais elle est caractérisée par des phases de rattrapage et de rupture à des rythmes variables. Si l’on note une tendance forte à l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance depuis la fin du XIXè siècle, mais surtout après la Seconde Guerre Mondiale pour la majorité de la population mondiale, on remarque également des ruptures avec l’apparition de nouvelles maladies ou de formes résistantes de maladies déjà connues. La deuxième moitié du XXè siècle a été marquée par une diminution des maladies infectieuses, parasitaires et de carence - à des rythmes différents selon les régions du monde - et par l’apparition et l’identification 1) de nouveaux agents pathogènes (VIH / SIDA, virus à fièvre hémorragique virale comme Ebola, par exemple) ; 2) d’anciens agents que l’on croyait avoir fortement limités, voire éradiqués, et qui ont muté (choléra 0139, tuberculose multi-résistante…) et dont l’aire d’expansion s’est fortement modifiée (maladies à virus transmis par des insectes : dengue, fièvre jaune, par exemple).

Les causes de l’émergence ou de la ré-émergence d’agents pathogènes sont multiples (résistances aux anti-infectieux, abandon de programmes sanitaires, diminution de la vaccination…). Celles liés aux transformations et aux aménagements des environnements par l’action humaine sont déterminantes (urbanisation, nouveaux modes d’occupation des sols, actions sur les écosystèmes terrestres et le climat…). Ces changements impliquent d’une part, que les agents pathogènes, leurs hôtes et vecteurs s’adaptent d’une manière ou d’une autre à ces nouveaux environnements transformés ou bâtis et d’autre part, que les probabilités d’interactions entre les espèces animales sauvages et domestiques, mais aussi avec les humains, puissent être renforcées.
Le rôle de ces transformations dans le passage de la « barrière de l’espèce » par un agent pathogène (de l’animal à l’homme) est central mais il est aussi important de comprendre comment ils varient dans le temps et pourquoi ils circulent et se diffusent géographiquement. Par exemple, l’épidémie à fièvre hémorragique Ebola s’est manifestée de manière brutale et de façon sporadique et irrégulière dans une partie de l’Afrique de l’Ouest à partir de 1976, année de son identification. Près de 30 années après, soit en décembre 2013, elle se diffuse de manière plus vaste et plus régulièrement dans certaines régions d’Afrique, y compris dans les villes.

D’une façon générale, la diffusion dépend des possibilités de déplacement des vecteurs et réservoirs qu’ils soient animaux ou humains, ainsi que de leurs interactions. Certains vecteurs comme les moustiques profitent des transports aériens ou maritimes pour s’installer hors de leurs régions d’origine. Ils peuvent d’ailleurs bénéficier de conditions environnementales favorables, y compris dans d’autres zones du globe en raison du réchauffement climatique.

Pour les maladies dont l’homme est le vecteur, comme pour la grippe ou le coronavirus, deux facteurs sont déterminants d’un point de vue géographique. D’une part, il est important de comprendre l’organisation des axes de circulation et les acteurs qui les utilisent parce qu’ils jouent tous les deux un rôle pour mettre en relation les lieux. D’autre part, il est nécessaire d’identifier comment sont réparties les populations (sont-elles dispersées ? concentrées ?) ainsi que leurs modes d’organisation (vivent-elles dans de grandes métropoles mondiales ? dans des territoires enclavés ? par exemple). Ces questions impliquent en effet des différences en termes de densité et de façon de se déplacer (très / peu mobiles ? parcourant de grandes / de petites distances ?, par exemple), ce qui a des conséquences sur les probabilités d’interaction entre les lieux.

L’un des exemples les plus cités dans la littérature scientifique porte sur l’apparition et la diffusion de la Peste « Noire » en Europe entre 1348 et 1352. Elle illustre les circulations sur les grands axes continentaux du Moyen-Age entre l’Asie et l’Europe (Routes de la Soie) et maritimes régionales (Mer Noire et Méditerranée), ainsi que les lignes de forces et pôles de commandement des puissances politiques et économiques comme celles de l’Empire mongol et son rôle dans l’aménagement et la mise en relation de l’Europe avec l’Asie orientale. La seconde pandémie de choléra (1829-1837) partant d’Asie du Sud (région du Bengale) met en valeur l’intensification des interconnexions entre les lieux opérées par l’expansion maritime et le développement des réseaux ferroviaires au sein des grands empires coloniaux ainsi que les conflits entre ces puissances rivales (Empire Russe, Ottoman, Britannique…) au XIXè siècle. Ainsi, la pandémie a été introduite via les ports coloniaux, s’est diffusée ensuite dans les arrière-pays et a bénéficié d’accélération et d’expansions avec les conflits.

Qu’en est-il de la pandémie à COVID-19 ? S’il est précipité de donner une explication définitive en raison des inconnues sur la maladie, on peut cependant formuler une hypothèse sur les conditions d’introduction du virus. Les potentiels de circulation et de diffusion semblent être plus élevés dans des lieux cumulant haute accessibilité(1) et forte connexité(2). Plusieurs arguments peuvent aller en faveur de cette hypothèse. Le premier est lié aux caractéristiques de la province du Hubei et de sa capitale Wuhan : grand pôle industriel chinois et région pilote pour l’économie (programme « Go west » du gouvernement chinois), avec un grand nombre d’entreprises étrangères (automobile, hautes et bio technologies, sidérurgie, chimie…) ; en position intérieure et centrale au sein du triangle Pékin, Shanghai, Canton / HongKong qui dessert plus de 400 millions d’habitants ; plate-forme logistique à l’une des extrémités du grand projet terrestre et maritime des « nouvelles routes de la Soie » porté par des partenariats entre la Chine et plusieurs Etats du continent asiatique.

C’est dans un des lieux de ce pôle économique et industriel de dimension internationale, avec un très fort potentiel d’expansion en termes d’aménagements et donc de transformations environnementales que la COVID-19 a été identifiée pour la première fois.

Le second argument est le rôle des liaisons aériennes. Wuhan est une plateforme aéroportuaire importante et est directement reliée à plusieurs grandes capitales d’Asie orientale, du Moyen-Orient, d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord. Leurs régions ont pu constituer les premières portes et leurs aéroports des carrefours pour la circulation du virus. Le troisième argument est que parmi les premiers cas dépistés positifs (le « sommet de l’iceberg »), un grand nombre de personnes résident, ont été en contact avec d’autres, ou travaillent dans les centres et périphéries de très grandes villes, plus particulièrement dans celles accueillant des lieux et relais d’activités de production globalisée (périphéries de Milan en Italie, de Seattle aux Etats-unis, de Munich en Allemagne, de Inchon en Corée du Sud, de Mumbai en Inde, de Sidney en Australie, de Durban en Afrique du Sud….).

Ces régions possèdent un très fort potentiel de développement économique lié aux investissements internationaux. Parmi les premiers cas identifiés, beaucoup d’entre eux étaient très mobiles au niveau international et avaient pu circuler dans des espaces initialement touchés (Hubei en Chine, Lombardie en Italie, Province de Qom en Iran…). Ces individus étaient en outre insérés dans des réseaux de personnes généralement nombreux mais éloignés les uns des autres. Ainsi, s’ils étaient contaminés, ils ont pu contribué à renforcer une dissémination dans le monde et, en même temps, faire circuler le virus en multipliant les transmissions au niveau local.

Au total, l’interconnexion des espaces au niveau mondial a pu faciliter une circulation du virus, puis une diffusion accélérée au sein de territoires particulièrement bien inter-reliés au niveau régional. Cette diffusion générale a pu être par ailleurs amplifiée par différents évènements : rassemblements religieux (en France, en Inde, en Corée du Sud, par exemple), folkloriques (carnaval en Allemagne, par exemple), politiques comme en Espagne ou touristiques comme en Autriche par exemple….. Ils ont contribué à accélérer localement la transmission et à disperser le virus dans des lieux éloignés.

La pandémie à COVID-19 met en lumière les interactions complexes des agents pathogènes avec la faune, les changements d’usage des terres, les ressources, activités et mobilités humaines mais ces transformations ne sont pas spécifiques aux 150 ou 50 dernières années. Pestes, choléra, grippes… ont accompagné et accompagnent l’histoire humaine des échanges même si les transformations environnementales et les vitesses de diffusion des épidémies sont aujourd’hui accélérées. Pour certains auteurs d’ailleurs, en raison des modifications accélérées sur le climat et sur les environnements, l’augmentation de la fréquence des épidémies est inévitable. Finalement, se demander si la COVID-19 est une maladie de l’anthropocène, c’est peut-être interroger les réponses politiques qui seront faites par les gouvernements à la suite de la gestion de la crise sanitaire. Certains scientifiques s’inquiètent en effet des conséquences dévastatrices que cette crise aura sur le climat. Les mesures liées au développement durable s’effaceront-elles au profit d’une aide économique massive incluant une relance de l’industrie fossile et donc une pression accrue sur les ressources terrestres ? Quelles seront enfin les réponses politiques vis-à-vis des inégalités sociales et géographiques que l’épidémie mettra en lumière ?

Notes de bas de pages

(1) Elle représente l’offre de mobilité (de transports) qui donnent les possibilités pour se déplacer d’un lieu à l’autre.

(2) Dans un réseau de transport, les lieux sont bien reliés les uns avec les autres.